Sabotons la guerre en déclenchant l’internationale

Quand nos lecteurs auront ces mots das leurs mains, la crise en Ukraine pourrait avoir atteint son paroxysme et son issue dramatique pourrait avoir été déjà déclenchée. Ou peut-être pas. Certaines passages pourraient avoir été dépassés ou démentis par les faits, ou être encore dans l’attente de leur vérification. Nous ne sommes pas préoccupés par l’éventuel caractère inactuel de ce que nous sommes en train d’écrire, puisque que ces mots ne peuvent qu’être inactuels.
Face à la guerre, l’anarchisme a toujours gardé la position qui a été celle de Bakounine, à l’époque du conflit franco-prussien et de la Commune. Il convient donc de partir des évidences.

Notre internationalisme se traduit par un sentiment absolument simple : les exploitées et les exploités, en Russie comme aux États-Unis, en Ukraine comme en Italie, sont nos sœurs et nos frères, leur sang est notre sang ; les industriels et les patrons de la finance, les généraux et leurs officiers, tous les gouvernements sont nos ennemis pour l’éternité. Étant donné que nous sommes poussés par des sentiments éternels de haine et d’amour, nos passions ne peuvent que fuir l’actualité, ses opportunismes, les valuations de faux-culs par rapport aux conditions et à la propagande du jour.

Cependant, pour éviter que ces nobles sentiments aboutissent à des bonnes résolutions abstraites et inoffensives, bonnes pour apaiser sa conscience et, au fond, pour trouver, par un chemin un peu plus tortueux, mais justement pour ça encore plus hypocrite, un arrangement et sa place dans une position opportuniste, il faut leur en ajouter un autre : la seule pratique compatible avec un discours internationaliste est celle qui se donne comme ennemi principal son propre gouvernement, son État, son bloc impérialiste.

Fuyons donc toute tentation frontiste, rejetons et les positions de ceux qui, au nom du pluralisme et des droits de l’homme, sont tentés de resserrer les rangs derrière les bannières libérales de l’Occident et les positions de ceux qui, au nom d’un anti-américanisme et d’un philo-sovietisme nostalgique, sont tentés d’être partisans de la Russie.

Le pris de la guerre, comme toujours, est payé par les prolétaires et, depuis des mois, nous sommes déjà en train de le payer à l’avance, avec l’augmentation des pris du carburant et, en cascade, avec la dynamique d’inflation qui est en train de toucher toutes les marchandises. Un processus qui s’entre-mêle avec la dynamique spéculative qui a démarré avec la reprise économique, après la crise provoquée par la pandémie. Ceci est le prix de la spéculation, il est le prix des représailles de Poutine, il est le prix de l’aventurisme de Binden, il est le prix du servilisme de Draghi. Ces messieurs sont ceux qui nous affament, aucun d’entre eux n’est notre ami.

Pourvu que la crise en cours n’aboutisse pas à un holocauste nucléaire (une hypothèse très improbable, mais non impossible) dans la « meilleure » des hypothèses le prix que nous, dans nos pays « privilégiés », payeront, avec la guerre en Ukraine, sera un appauvrissement inimaginable il y a quelques années encore, dans l’Europe de la cuillère d’argent à laquelle on était habitués : les flambées des prix du carburant et de l’énergie et ensuite de toutes les marchandises, pourraient n’être que peu de chose par rapport à ce qu’il faudra affronter. L’approvisionnement énergétique lui-même, avec les conditions de confort tenues pour acquises pendant un demi-siècle dans cette région de la planète, pourrait ne plus être garanti, d’autant plus dans une situations où l’énergie existante doit être utilisée pour les finalités de l’industrie de guerre.

Peut-être que l’enseignement le plus important, généralement oublié, de la situation de pandémie, a été le crépuscule de l’ainsi-dite « société de consommation ». Lors de ces jours du printemps 2020, avec les supermarchés partiellement fermés, avec l’interdiction de vente d’un certain nombre de produits, il s’est produit quelque chose d’inédit pour qui, comme nous, a toujours vécu dans une société où le consumérisme était presque une religion. Le gouvernement a voulu faire passer un message qui évidemment n’avait rien à voir avec la santé publique, un message d’austérité morale. C’est un moment difficile, les citoyens doivent le comprendre aussi par un sacrifice, telle une carême. D’ailleurs, déjà à l’époque ils nous disaient « nous sommes en guerre », en anticipant les nouveaux sacrifices à venir.

Un an après, le président de Confindustria [le Medef italien ; NdAtt.] a proposé une analyse très intéressante. Dans une allocution devant l’assemblée générale de cette organisation patronale, le 23 septembre dernier, de façon plus lucide que bon nombre d’entrepreneurs qui appellent à un dystopique « retour au monde d’avant », Carlo Bonomi a précisé que « malheureusement, il faudra beaucoup de temps avant que la demande intérieure puisse retourner à être un moteur de croissance puissant ». Le grand capital sait très bien que, dans cette époque, la croissance ne doit pas se fonder sur les consommations intérieures. Plus récemment, le 12 février, le directeur de la Banque d’Italie, Ignazio Visco, a déclaré qu’il faut absolument éviter une spirale prix-salaires : « on ne gagne pas l’inflation en augmentant les salaire » ; si les prix augmentent, les exploités doivent s’appauvrir, sinon où serait-il l’arnaque ? Ces messieurs savent que, guerre ou pas, la prolétarisation est la caractéristique des phénomènes sociaux des prochaines années.

Pour revenir à la guerre, ce qui du coup semble plus probable, une fois qu’on a mis de côtés les hypothèses les plus dramatiques, c’est-à-dire une véritable escalade nucléaire entre les grandes puissances (chose que, il fait le rappeler, n’est pas à exclure), c’est que le prix que les exploités de cette partie de la planète auront à payer sera un tournant autoritaire et des mesures d’austérité ultérieures. Tout cela a lieu pendant que la possibilité empoisonnée de l’électro-nucléaire guette son occasion, comme une vipère, pour devenir la panacée de tous les problèmes de l’industrie italienne. Le nucléaire est une sirène qu’il ne faut pas sous-estimer, surtout si les choses vont vraiment mal avec la Russie, qui ferme définitivement les robinets du méthane (ou si les États-Unis obligent l’Europe à y renoncer), cela avec les nécessités militaires, industrielles et même avec l’inconfort de la population, qui est désormais dans l’obsession du rêve réactionnaire d’un « retour à la vie d’avant » (imaginons à quel point cette pression pourrait devenir importante si les gens se trouvent sans lumière ni gaz), voilà donc que l’hypothèse nucléariste deviendrait même irrésistible.

En revanche, un élément qui va à contre-courant par rapport à ces dernières années et que les événements en Ukraine nous rappellent, est le retour de la « politique » par rapport à la domination incontestée de la technique. Pour une fois, la guerre en Ukraine ne semble pas être une guerre avec des motivations économiques, mais une guerre pour la domination politique et militaire. Même la question du méthane n’est pas le phénomène central, mais une conséquence, des représailles dans le jeu politique-militaire. Provoquée par une constante, agressive, expansion de l’OTAN vers l’Est, la réaction de la Russie vise non pas la conquête de gisements et de ressources, mais elle est motivée par la raison, militaire, de ne pas avoir à endurer des bases militaires américaines à ses frontières, cela en plus d’une fierté et d’une nostalgie très idéologiques pour les anciens temps impériaux. Les ressources énergétiques sont tout au plus un gourdin avec lequel se menacer réciproquement.

Laissons donc aux anarchistes russes, ukrainiens et biélorusses la chronique et les analyses de ce qui se passe de leur côté du front, de leurs batailles contre l’autoritarisme de leurs gouvernements respectifs, contre lesquels ils se battent, en le payant avec des arrestations, des tortures, des morts ; avec cet esprit internationaliste selon lequel, à mon avis, l’ennemi principal est toujours mon gouvernement et ses alliés, on voudrait s’attarder rapidement sur ce qui se passe de « notre » côté du front de la guerre.

La victoire électorale de Binden a constitué une évidente accélération des dangers militaristes. Le pari géopolitique de Trump se basait, si non pas sur une alliance, du mois sur la possibilité de garder des bons rapports avec Poutine, dans une perspective anti-chinoise. A ce sujet, le redoutable Trump a fini par être le premier président des États-Unis qui, après des décennies, n’a pas commencé des nouvelles guerres. La gaffe politique que, à cet égard, l’extrême gauche nord-américaine presque toute entière a fait est incroyable. Le fait qu’une militante communiste, féministe et noire d’une certaine renommée, comme Angela Davis, donne son endorsement à Binden et Harris ne nous montre pas seulement la trahison individuelle d’une bureaucrate du mouvement, mais bien le glissement collectif de tout un courant politique (ce qui est démontré par exemple par le fait que Davis ne soit pas chassée à coups de pieds dans le cul des milieux militants). Ce n’est pas seulement une trahison du refus anarchiste des élections (on s’attend bien ça, et pire encore, de la part des politicards communistes), mais c’est l’analyse de la situation qui est erronée, parce que, pour la paix dans le monde, Binden et Harris étaient de toute évidence le contraire du « moindre mal ».

Un des erreurs dont Binden est accusé, même par la gauche « officielle » (on a pu lire récemment des textes en ce sens dans le manifesto et sur Fanpage [le premier est un quotidien historique de l’extrême gauche italienne, issu du maoïsme post-soixante-huitard, le deuxième est un média en ligne plutôt de gauche ; NdAtt.]) est qu’il « offre en cadeau » la Russie à la Chine. En accablant de manière agressive le régime de Poutine, les nord-américains sont en train de le pousser à s’allier à celui de Xi. L’alliance de la deuxième puissance militaire du monde avec le pays qui en est la première puissance technologique et la deuxième (pour pas longtemps encore) puissance économique peut vraiment devenir l’effet détonant pour une catastrophe militaire mondiale. Face à l’éventualité que les armes russes commencent à utiliser de la technologie chinoise, des bourreaux du Pentagone pourrait vraiment avoir l’idée qu’une attaque nucléaire préventive puisse être une hypothèse meilleure que la possibilité de nombreux années d’intégration militaire de leurs adversaires les plus redoutables.

Pour en venir à l’Italie, depuis toujours à l’avant-garde dans l’expérimentation de nouveaux régimes politiques, il semble que le gouvernement d’Unité nationale tienne le coup et qu’il se confirme, dans une durée moyenne, comme le symbole des intrigues politiques du pays, peut-être un exemple à suivre dans d’autres pays européens, dans le cas d’une aggravation de la situation. L’Unité nationale est un concept qu’il faut comprendre correctement. Cette forme de gouvernement peut ressembler au traditionnel gouvernement technique, qui a l’appui de l’ensemble des forces politiques, mais elle en est diffèrente. L’Unité nationale est un gouvernement éminemment politique, un gouvernement de front politique et social : dans ce sens le syndicat aussi adhère à l’Unité nationale, là où il œuvre pour la collaboration et la pacification interne les plus complètes ; dans ce même sens les techniciens aussi y adhèrent, puisque la Technique est aujourd’hui une puissance socio-politique. En un mot, le gouvernement d’Union nationale est un gouvernement de guerre.

En tant qu’internationalistes qui ont été condamnés, ou qui ont eu le privilège – cela dépende des points de vue –, à vivre dans cette région du monde, la tache qui nous incombe est celle du sabotage, du déraillement, du démantèlement, par tout moyen, de l’Unité nationale et du climat mortifère de paix sociale qu’elle génère. Voilà le rendez-vous de ces prochains mois, que nous ne pouvons absolument pas rater. L’Unité nationale nous prépare, en d’autres mots, à la paix interne entre les classes et à la guerre externe entre les nations. Au contraire, notre internationalisme a toujours crié : pas de guerre entre les peuples, pas de paix entre les classes. Nous répétons avec Galleani que nous sommes contre la guerre et contre la paix, mais pour la révolution sociale.

Cependant, l’internationalisme n’est rien d’autre, encore, qu’un sentiment. Même si corrigé par le principe que mon gouvernement est mon principal ennemi, comme tout sentiment l’internationalisme contient lui aussi une partie inexprimable. Le pas courageux que nous devrions faire est de passer de l’internationalisme à l’« Internationale ». C’est-à-dire penser et diffuser concrètement une conspiration historique, informelle mais réelle, des révolutionnaires du monde entier. Une « organisation », même si ce terme nous fait peur et attire sur nous les yeux de la répression. Mais quelles sont les alternatives ? La faim, la guerre, la mort. L’organisation de la vie humaine en société qui se fonde sur la hiérarchie et sur le profit a désormais démontré qu’elle ne peut pas gouverner la complexité qu’elle a généré et elle est en train de tous nous entraîner vers la catastrophe – sanitaire, écologique et militaire. Seul une révolution mondiale peut nous sauver. Mettons nous à l’œuvre.

tiré de Bezmotivny, anno II, numero 4, 21 février 2022

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